Vous n'êtes pas identifié.
Aux Violettes, mon cheval de trait tire la charrue pour retourner la terre encore parsemée des restes de pailles. Les moissons ont été précoces, l'hiver rude a laissé sa place au printemps dès février. Les récoltes sont bonnes, le grenier est rempli de blé et nos vaches ne manqueront pas de litière fraîche.
Je guide Ardennes, le cheval de trait, à la robe marron. Elle est puissante, sa musculature saillante montre toute sa force, et derrière se cache une grande docilité. Mes pensées, le temps de cette dure labeur, sous le soleil éreintant, s'en vont à ma seconde épouse, restée aux occupations à la ferme.
Mes premiers enfants Arthur et Ginette, 23 ans, et Léopold, 21 ans, sont aux champs pour s'occuper des vaches.
Tout d'un coup, les cloches de Sainte Sévère s'affolent à tue-tête...et Ardennes, surprise, s'immobilise. Je reconnais cette sinistre mélodie, mais mon temps de réaction a l'air d'être éternel.
Je marque aussi l'arrêt, ma vie se met en pause. Je réagis, c'est la mobilisation. Mon sang ne fait qu'un tour, et le cœur s'emballe.
De la ferme, ma femme accourt avec les deux petits François et Yvette dans ma direction. Elle agite dans sa main droite un document et plus elle se rapproche, … Je le reconnais, c'est mon livret militaire.
Nous nous enlaçons tous, la TSF avait déjà devancé l'information. Toute la famille est aux abois, les pleurs coulent à flots. Nous en avions tous parlé depuis plusieurs soirs, la radio, aux actualités, ayant abordé l'éventualité d'une guerre imminente.
Le même jour, à la gare de Sainte Sévère, la nuit est tombée depuis longtemps mais le clair de lune brille de tout son halo.
Les quais sont noires de monde, tout les hommes mobilisables sont présents. Le train devrait être là depuis plus de quatre heures, l'impatience se lit sur les visages.
Arthur est à mes côtés tandis que Léopold est avec quelques uns de ses camarades tandis que les familles ont eu pour consigne de rester en dehors de la gare.
Nos valises étaient prêtes depuis quelques jours. Chairs à canon, nous serons en première ligne: rien que d'y penser, j'en ai la chaire de poule mais je dois rester solide face à mes garçons.
Que vont devenirs veaux, vaches, cochons …? Qui va s'occuper du travail de la terre ? Comment vont survivre et s'en sortir mon épouse et nos enfants ? …
Mon esprit se remplit d'une multitude de questions. L'angoisse m'envahit et cette attente ne fait que la renforcer. Du haut de son mètre quatre vingt dix, sur la pointe des pieds, j'essaie d'entrapercevoir Camille et nos progénitures. Rien n'y fait, mon regard à l’affût ne sonde rien. Mes yeux se remplissent de mille et une larmes et les mains d'Arthur m'enserrent très fortement. Nous nous soutenons mutuellement et je ne veux pas qu'ils, mes grands garçons, me perdent et vice-versa.
Cela a déjà été dure que leur mère meurt à la naissance de la 4ème morte-née. Cette épreuve nous a rapprochés et ma seconde épouse a été bien et vite acceptée. Et voilà , qu'à son tour, elle devra affrontée une autre catastrophe.
Au loin, la locomotive s'annonce par ses jets de vapeurs et ses sifflements stridents. Je voudrai que cela soit le train de retour et que Camille avec François et Yvette, bien grandis, nous fassent la joie des retrouvailles à bras ouverts.
Le retour à la réalité, le temps de cette courte échappée, est très rude et dure. Le train est à quai et avec Arthur et Léopold, je suis « la meute » qui se rue pour avoir les places assises. Mais elles sont réservées pour les officiers et les sous-officiers, et nous, les « sans grades », sommes agglutinés dans les wagons à bestiaux …
De chance, je suis prêt de la porte et mon regard croise celui de Camille. Son visage est triste, les traits sont tirés, comme une terre meurtrie en champ de bataille.
Un soubresaut de la locomotive annonce le départ … et Camille la suit du regard … Elle s'amenuise … à disparaître … Une longue nuit sans fin commence …
Hors ligne
C'est un récit autobiographique ou une fiction ?
J'y vois beaucoup de vécu.
Dernière modification par ITESS (04-02-2015 19:30:45)
Hors ligne
Ca va, je sais que j'ai beaucoup de Sagesse, mais je ne suis pas si vieux que cela ... !!!
Hors ligne
Belle idée! J'aime bien ton récit. C'est comme si tu avais vécu cette histoire dans une autre vie.
Hors ligne
Salut Denis
Un texte qui interpelle pour sa dimension du sacrifice et des épreuves à vivre quand de nos jours on parle peut être un peu vite de galère. un texte qui donne toute la belle dimension à l'homme simple, humble dans son travail et dans sa vie, un place de choix à une continuelle préoccupation de l'autre que soi. Peuvent ils seulement entendre d'ici bas nos mercis à leur intention, une des seules choses que nous puissions faire avec le devoir de mémoire. Surement cet homme aurait pu fraterniser dans les tranchées, surement si la chance lui avait été donnée.
Ton texte me fait penser à celui qu'a écrit Nicole.
Bravo, pour ces phrases courtes et précisent qui s'enchainent au rythme de la vie des gens, de ce temps ... Saurions nous seulement arriver à leurs chevilles ? pas si sur ...
Vincent V
la main à plume, vaut la main à charrue ( rimbaud) bravo
@Vincent V : tu te mobilises toujours autant pour commenter avec ferveur et tact les différents écrits...
Tes commentaires sont judicieux et exprime bien ce que tu ressens ou que tu imagines ... Ils ouvrent à la réflexion et aux débats ... !!!
@Moonz : " La Main à plume (1941-1944) est une publication collective et un groupe qui a maintenu actif le surréalisme sous l'Occupation, en l'absence d'André Breton et d'une grande partie des forces vives du mouvement. Le nom est tiré d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud : « La main à plume vaut la main à charrue. » (Mauvais sang). Certains de ses membres ont pris part à la lutte armée".
Un commentaire court mais judicieux puisqu'il est d'actualité avec le thème de ce texte.
Merci Moonz...
Dernière modification par lamalice (07-02-2015 19:12:13)
Hors ligne